20e dimanche du temps ordinaire - 18 août 2024
Évangile selon saint Jean (6, 51-58)
« Le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde ». Jean n’a rien négligé pour nous faire comprendre que c’était là une parole-clé de l’Évangile. Il n’a pas caché non plus que c’était une parole scellée. Il a noté les murmures scandalisés de ceux qui l’entendirent pour la première fois. Interrogation qui est la nôtre : « Comment cet homme-là peut-il nous donner sa chair à manger » ?
Mais, dans le même temps, la partie de notre cœur qui est travaillée par la foi pressent qu’une telle parole recèle une portée insoupçonnée, qu’elle désigne quelque chose d’essentiel qui, par le Christ, s’est produit dans l’épaisseur obscure de l’humanité.
Mystère révélé et cependant insondable, montré et cependant si loin de nous encore. « Le pain que je donnerai, c’est ma vie pour le monde… » À chaque eucharistie nous jouons avec la vie et la mort, non pas seulement celles de Jésus Christ, mais la vie et la mort de chaque homme, mais celles de l’humanité, d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Lorsque nous redisons les mots qui disent la révolution de Dieu - « Prenez ceci, c’est mon corps livré pour vous et pour la multitude » -, advient jusqu’à nous et pour tous une nouvelle incroyable : Dieu donne tout, se donne pour que nous ayons la vie !
« Le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde » ! Cette révélation nous en avons fait un symbole : le pain, corps du Christ est devenu une formule. « C’est ma chair » !
Le mot est volontairement provoquant pour l’évangéliste Jean. « La chair… » c’est physique, sensible, doux, ou sanglant. « La chair… » Je pense aux chairs frémissantes de plaisir, aux chairs blessées, déchirées, meurtries…
L’évangéliste Jean ne rapporte pas la dernière Cène. Lorsqu’il compose son récit, elle est le patrimoine majeur de l’Église naissante, le mémorial confié aux disciples. S’il ne la rapporte pas, il en approfondit la signification.
Le pain rompu et la coupe échangée figurent bien le corps offert du Seigneur et l’unité du corps vivant de l’assemblée des croyants fondée dans ce don. Mais, pour Jean, le corps c’est la chair. Le même mot qu’il utilisait pour ouvrir magistralement son récit-confession de foi.
« Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous » !
« Il est grand le mystère de la foi » ! Il s’est fait chair, pas seulement enveloppe corporelle ni une demeure matérielle passagère. En Christ, Dieu a voulu prendre « chair de notre chair ».
Incroyable désir de Dieu de nous rejoindre en ce qu’il y a de plus humain !
Merveilleux bonheur de Dieu qui fait siennes les paroles d’Adam lorsque le Créateur lui présente Eve « Os de mes os, chair de ma chair » !
« Je suis le Pain de la vie » est le pain que je donnerai c’est ma chair pour la vie du monde ! Lorsque nous rompons le pain en mémoire du Seigneur nous entrons mystérieusement dans ce mystère de la foi : Dieu prend notre chair.
Chair souvent malmenée lorsque certains font bonne chair alors que d’autres meurent de faim. Chair souvent égarée lorsque certains l’avilissent. Chair meurtrie par des addictions emprisonnantes et des violences cruelles. Chair épanouie lorsque le corps exprime l’indicible des sentiments.
Chair féconde des gestes de tendresse et des solidarités qui incarnent la justice.
« Comment cet homme-là peut-il nous donner sa chair à manger ? Jean donnait voix à notre étonnement devant un grand mystère : Dieu, en Jésus, prend chair d’homme. Autour de la table eucharistique, nous pressentons alors l’unité possible, la réconciliation heureuse de ce que nous appelons le charnel et le spirituel. « Je suis le Pain et je donne ma chair pour le salut du monde ». Jésus a été livré charnellement, politiquement à la torture et à la mort. Comme le corps d’une querelle, comme un enjeu manipulé dans la lutte des pouvoirs. Mais lui, de toute son âme et de tout son esprit, il se livre avec la conscience de s’offrir pour ses frères.
L’intolérable manipulation d’un procès devient, par grâce, l’accomplissement des Écritures et la manifestation, l’épiphanie du cœur de Dieu, un amour devenu palpable.
Autour de la table eucharistique, nous pressentons l’harmonie retrouvée de ce qui est quotidien et de ce qui est éternel.
La table est mise ici pour le repas : geste qui est au cœur de chacune de nos journées, moment qui rythme nos tâches.
Mais c’est le Repas de Dieu : Dieu assume nos vies, fait siennes nos attentes, consacre nos labeurs.
Autour de la table eucharistique, nous pressentons le lien entre la conversion et la vie. Le goût du pain frais et la saveur veloutée du vin, éléments joyeux de tout repas, commémorent le passage de ce monde-ci et à ce monde-là. Et s’il nous fait passer par la mort, c’est bien pour accéder à la vie.
« Je suis le Pain livré pour la vie du monde » atteste Jésus et lorsque nous rompons ce pain en mémoire de lui, jusqu’au bout de son retour, nous attestons que la vie de notre monde est déjà assurée quelque part : notre pauvre pain d’homme est devenu par l’action de l’Esprit sacrement de vie éternelle.
Michel Teheux