« J’ai vu, j’ai vu la misère de mon peuple »
- Michel Teheux
- 22 mars
- 4 min de lecture
3e dimanche du Carême - 23 mars 2025
Évangile selon saint Luc 13, 1-9

« J’ai dit : j’ai décidé de m’occuper de vous et de ce qu’on vous a fait subir en Égypte.
J’ai dit : je vous ferai monter d’Égypte, qui vous opprime, vers le pays de Canaan, la terre qui ruisselle de lait et de miel ».
Lorsque Dieu révèle son nom, voilà ce qu’il dit : j’ai décidé de m’occuper de vous » ! Voici l’attestation, la seule, qui autorise Dieu à dire : « je suis », et à interpeller l’homme.
Le Dieu de la Bible sera éternellement « celui qui nous a délivrés de la main des Égyptiens ». Assurément, le Dieu de Moïse est Maître et Seigneur : dans cette histoire, il fait abondamment « éclater sa puissance ». Mais l’Exode découvre surtout que Dieu est Dieu parce qu’il délivre. Son nom fait histoire et son action écrit un geste de libération. Dieu a vu la misère de son peuple et intervient en sa faveur. « Il est venu chez les siens ». Exode extraordinaire d’un Dieu qui souffre de la souffrance d’un peuple qu’il appelle « sien ». Le Dieu de l’Alliance est Dieu-avec-nous, pour nous, sauveur. « Je suis le Seigneur » pourrait être la révélation de n’importe quel Dieu, un Dieu qui ne libère pas, mais asservit : Dieu-tout-puissant, Seigneur et Maître. Le Dieu de la Bible, celui de l’Exode, déclare : « Je suis le Seigneur, ton Dieu » ! Dieu se compromet désormais et l’histoire des hommes devient son histoire. Dieu qui se fait prochain, qui affirme « j’ai décidé de m’occuper de vous » ! Dieu arrache l’homme à l’oppression qui le tenait en esclavage et, d’année en année, la nuit pascale sera la nuit de l’espérance. Le Dieu de l’Exode révèle son nom en agissant.
Nous n’avons pas d’autre lieu pour parler de Dieu que sa relation avec l’histoire des hommes. Dieu n’a pas d’autre identité à livrer à celle-ci. Il est venu à la rencontre des hommes et, en un sens, leur avenir est son avenir. Dieu ne se définit pas en lui-même, mais son nom est lié à la relation qu’il entretient avec son peuple à travers une histoire commune d’Alliance. Dieu entre dans le chantier de l’histoire et nous sommes renvoyés à notre histoire avec lui. Son nom (et, pour la Bible, le nom est plus qu’une désignation ; il révèle et livre, en quelque sorte, la réalité même des choses et des êtres), ce qu’il est, nous l’apprendrons en bâtissant notre vie avec lui. Car ce que Dieu est, c’est aussi ce qu’il sera : « Je suis celui que vous verrez à l’œuvre » ! Et l’œuvre de Dieu sera une rédemption, une libération.
J’ai décidé de m’occuper de vous !... Je suis celui qui suit, qui serait !... Nous voilà renvoyés à un nom qui n’en est pas un. Dieu est sans nom parce que Dieu se dit seulement dans son action. Et cette action qui révèle l’identité de Dieu, c’est le salut de son peuple.
« Et maintenant, va vers Pharaon… » le nom de Dieu, qui s’écrit dans une histoire, ne pourra être connu que parce que Moïse se lèvera et arrachera son peuple à l’esclavage égyptien. C’est parce que Moïse retournera vers ses frères, parce qu’il redeviendra Juif, parce qu’il se découvrira proche de ceux qui sont opprimés, c’est alors, et alors seulement, que l’Exode pourra commencer. C’est dans cette communion, exprimée avec l’homme, déshumanisé, que Dieu pourra devenir le Dieu de l’Exode, le Dieu qui libère et qui sauve.
L’Exode, une vieille épopée ? Et si c’était notre histoire où Dieu nous entraîne pour découvrir qu’il est devenu « notre prochain « ! Et si cette « vieille histoire » éveillait en nous l’histoire toujours neuve de notre libération, la marche sans cesse reprise pour émerger un peu au-dessus des déterminismes qui emprisonnent nos vies, le passage de la « mort », qui nous porte à capituler, vers la vie à conquérir dans le risque d’une existence menée au désert ?
Exode qui est notre sortie et notre Pâque. Car, dans notre foi enracinée dans la révélation biblique, Alliance se conjugue toujours avec salut. Nouveauté de la liberté enfin découverte, joie de la vie enfin offerte et, surtout, grâce de la patience de Dieu qui a devant lui toute l’éternité pour faire de nous des hommes libérés.
L’Église ne sera l’Église de Dieu de l’Alliance que si elle retrouve cette communion avec les plus pauvres, que si, confrontée à l’injustice et à la dégradation de l’homme, elle ressent en sa chair la blessure portée à l’autre. Seule une Église qui prend le parti de l’homme, et de tout l’homme, est fidèle à l’Évangile. Car Dieu n’a pas d’autre lieu pour écrie son nom que la vie d’hommes et de femmes qui se lèvent pour crier : « J’ai vu la misère de mon peuple » ! Face à la sclérose des hommes, à la stérilité de tant d’efforts, au scandale de la mort et de la souffrance, à l’absurdité du mal, Dieu n’a d’autre remède que son amour persévérant et, pour le dire et le manifester, il n’a que des gestes d’hommes : nos balbutiements qui osent professer la Bonne Nouvelle ; le feu ne peut s’éteindre et il tarde à Dieu qu’il embrase le monde. Car, nous le croyons, notre Dieu est Sauveur.
Michel Teheux