Veillée pascale
Cette nuit nous nous sommes réunis pour faire mémoire de ce matin-là, le matin du premier dimanche. Nous nous sommes réunis pour faire mémoire de ce qui est arrivé trois jours après le funeste vendredi.
Le passé est la meilleure et la pire des choses ! la meilleure : il nous construit et nous ne sommes jamais que des héritiers. Nous n’existons qu’enracinés : chaque geste, chaque événement, que nous en soyons les artisans ou que nous les subissions, chaque rencontre nous institue. Mais le passé peut aussi être mortifère, lorsqu’il nous fige dans un état dépassé, lorsqu’il devient une prison en imposant la dictature d’un conditionnement non révisable, lorsqu’il se transforme en une sorte de boulet qui nous interdit ou nous empêche d’avancer.
Pâques aurait pu avorter !
« Tu es bien le seul à ne pas connaître ce qui s’est passé… Sur la route d’Emmaüs, rappelez-vous, les deux disciples du prophète galiléen s’en retournaient à leur vie « d’avant » ; leur enthousiasme de convertis n’avait pu résister au désappointement et au scandale. « Et nous qui avions espérés… » Elle, elle avait couru au tombeau, pour achever des rites de sépulture ! Marie, l’aimante. Elle voulait préserver ce qui lui restait de ces moments de grâce à l’écoute de son Jésus ; elle voulait embaumer le corps sans vie sans doute pour, symboliquement, figer le souvenir des paroles de vie du Maître.
Pâques aurait pu avorter avec la mémoire des moments d’exception vécus par les disciples sur les bords du lac de Galilée et la sacralisation des élans de cœur d’une femme qui s’était découverte aimée. La mémoire aurait pu assassiner Pâques si elle était devenue le tombeau des souvenirs, certes fondateurs, mais désormais non vivifiants, non porteurs d’avenir, de nouveauté, de futur, d’incertitude, de vie.
Dans l’évangile de Luc, le mot qui désigne le tombeau où se rendent les femmes, c’est « mnèma » (notons qu’on retrouve ce terme dans l’« anamnèse » qui caractérise l’acte eucharistique !). Le terme devrait être traduit par « mémorial ».
La démarche des femmes, le matin du premier jour de la semaine (tiens donc encore un commencement !) vers le « mnèna » est donc bien autre chose qu’un rite funèbre, funéraire, pour sceller le tombeau et canoniser le corps en cadavre. Les femmes vont vers leur mémoire spontanément, logiquement vers leurs souvenirs, ceux laissés par leur compagnonnage avec Jésus. Elles cherchent à retrouver et honorer les traces de celui qui est passé dans leur vie. Et le passé devient tentation mortifère. Car Jésus, lui, est « pascal », en passage.
Chercheuses de leur mémoire, les femmes ne peuvent rien trouver, sinon ce qu’elles cherchaient, les attributs de la mort, un linceul. Mais le mort-linceul n’est plus là, il est « passé » et les linges mortuaires sont rangés, vides, souvenir déjà estompé. Car le lieu de mort est devenu matrice pour une naissance !
« Ne cherchez pas ici ! Allez » !
L’ange renvoie les femmes vers l’incertitude d’une vie à créer, à inventer.
Comme Pierre et Jean, comme les disciples d’Emmaüs renvoyés vers la route.
Pâques n’existe qu’à faire courir et la rumeur est appelée à courir à travers les siècles à venir !
« Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant » ?
La question n’en finit pas de nous être posée. Pâques n’existe que sur la route à parcourir : la mémoire croyante n’est pas une confession de foi qui canonise un tombeau, elle est le déclencheur d’une passion. La passion de la vie. D’un bien vivre. Croire en la résurrection est autre chose que de faire mémoire de ce qui s’est passé il y a deux mille ans – et qui demeure inaccessible. Car un acte de foi absolument nu, hors de toute raison – comme l’on croit que l’on est aimé ou que l’on peut changer le monde. Célébrer le passage de Jésus, sa Pâque, c’est consentir à quitter le lieu de nos tombeaux, après avoir découvert, effarés, qu’en réalité la tombe est vide, vidée et qu’une mémoire du passé tourne toujours à vide.
Croire en la Pâque c’est le premier pas du passage qui nous jette du côté de la vie. Envers et contre tout. Éternellement. La mémoire de ce qui est arrivé ce matin-là ne nous fait pas regarder en arrière, vers un moment même s’il est exceptionnel. La mémoire du premier dimanche ne nous crée pas notre émotion, ni notre étonnement, encore mois notre vénération ou notre pitié. Nous nous sommes rassemblés pour faire mémoire et être remis debout ; Pâques nous institue en passage, passagers. Non pas des adorateurs d’un mystère, mais des vivants.
Michel Teheux