Évangile de Matthieu (21, 33-43)
« Tuer le Fils »
L’escalade ne connaîtra pas de borne. Aux débuts on s’était contenté de hausser les épaules ; on disait de Jésus : « Il a perdu le sens » ! On en fit ensuite un marginal : on s’écartait comme il le faisait de la pratique traditionnelle il ne pouvait être du côté de Dieu. Demain, on le traitera comme blasphémateur, on le crucifiera pour rendre gloire à Dieu.
La parabole des vignerons homicides est un raccourci saisissant de l’escalade des hommes contre l’Envoyé de Dieu. Le Maître de la vigne est parti pour un long voyage et il tarde aux vignerons de s’emparer de la vigne, de l’héritage. Ce jour-là, ils se mettront à leur compte et feront eux-mêmes leur bonheur, ils n’auront plus à vivre du fruit de ce domaine accordé par grâce.
Le meurtre du Fils unique, pensent-ils, les libérera : il « faut » tuer le Fils. Pour les vignerons, il est devenu le rival, l’obstacle. Qu’on le tue et la vie, enfin, sera sans grâce, sans merci ; on aura l’héritage, mais sans la grâce de la filiation.
Une religion sans le Fils, une religion sans engendrement, sans l’amour de la conception. Une religion où chacun accomplit son devoir pour « être quitte » avec Dieu. Mais que Dieu envoie son propre Fils aux hommes, voilà qui dépassait les bornes ; que le Maître s’intéressa de près à la vie des hommes, voilà qu’il outrepassait ses droits. La religion est une question de devoirs à respecter, de contrat à satisfaire, non de relation filiale, de rencontre, d’affectation.
L’histoire vous paraît d’hier ? Elle est d’aujourd’hui. Nous préférons vivre sous le régime des lois et des obligations : nous trouverons bien le moyen de les tourner tout en restant dans la légalité. Nous voulons bien être astreints à la gérance à condition que Dieu reste à l’extérieur des murs de notre vie.
Ou, tuons le Fils que Dieu veut faire naître en nous : l’amour nous compromet trop ! Préservons-nous de la grâce et de la séduction : nul ne sait où l’engagera le chemin de la tendresse.
Il faut, cependant, se rendre à l’évidence : on ne peut s’emparer de la vigne en tuant le fils du patron. Le Royaume restera toujours un don, non un terrain dont on se rend propriétaire comme des colons occupant des terres. Car, à l’escalade de ceux qui veulent se replier sur leurs domaines, Dieu répond par l’escalade de la Parole qui ne cesse d’inviter à sortir de soi.
À l’escalade de ceux qui se draperont dans la certitude de leur bonne conscience, comme les accusateurs de Jésus sur le Golgotha, Dieu répond par l’escalade de l’amour toujours ré-offert.
Les vignerons tueront le Fils, Dieu en fera la Vigne sur laquelle tous pourront être greffés. Ils répandront le sang du Bien-Aimé, Dieu le rendra en sève vivifiante. Esprit qui coule en nos veines pour nous engendrer. Nous voulons garder les fruits et le Fruit de Dieu devient notre nourriture.
Voici le Fils, voici l’héritier… peut-être allons-nous le tuer et préférer à la grâce et à l’enfantement nos libertés fallacieuses et nos possessions illusoires…
Mais, sachez-le, personne ne pourra abattre la Vigne de Dieu : déjà elle grandit jusqu’au jour où, arbre immense, elle abritera tous les oiseaux.
Au matin de Pâques, la pierre rejetée des bâtisseurs est devenue pierre d’angle.
Michel Teheux