Évangile selon saint Jean (6, 24-35)
Ils l’ont cherché, poursuivi et retrouvé sur l’autre rive. Comment aurait-on pu laisser échapper un tel homme : il avait nourri une foule innombrable, enfin on avait trouvé celui qui pouvait satisfaire les besoins les plus vitaux des hommes, le Sauveur !
Ils cherchaient un boulanger ! Jésus est pour ces hommes un « nourrisseur » ! Et s’ils lui accordent leur confiance, c’est bien parce qu’il les a séduits : on peut s’en remettre à lui puisqu’avec lui on n’aura plus faim. On peut le suivre puisque, avec lui, on ne connaîtra plus les dangers de la route et les menaces de la faim qui surprend les marcheurs lorsque le chemin est trop long. Le Sauveur, c’est ce Jésus, car il nous donne ce qui nous manque. Sans doute devrait-on le sacrer roi…
Un Dieu utile et utilisable, voilà ce qui fait courir les foules !
Un Dieu qui sert nos petits intérêts, un Dieu-commerçant qui distribue ses bienfaits lorsqu’on a crié assez fort, voilà le Dieu admissible, en qui on peut croire !
Une certaine image de Dieu est inadmissible ! Si, quand nous parlons de Dieu, il s’agit de trouver un prolongement de l’homme, alors ils ont raison ceux qui, déjà, l’ont enterré. Ils sont dans la vérité ceux qui trouvent plus de courage et d’honneur à rester seuls, sans Dieu.
Si Dieu était un despote qui nous fait vivre le jeu atroce de l’attente et de la soif sans nommer notre vrai désir, nous devrions le dénoncer et le mettre en procès. Oui, si Dieu n’était que le suppléant éternel aux déficiences des hommes, s’il n’était que le prolongement indéfiniment agrandi de nos nostalgies, alors, oui, nous devrions tuer Dieu.
Ils cherchaient un boulanger ! Dites-moi, ne nous trompons-nous pas de point de départ lorsqu’il s’agit de Dieu ? Un Dieu que nous trouvons dans nos gémissements, lorsque nous tâtonnons dans nos plaintes et nos espoirs déçus…
Un Dieu à notre petite mesure, pour satisfaire nos petits désirs…
« Vous me cherchez, non parce que vous avez vu des signes, mais parce que vous avez mangé du pain » !
J’aimerai parler de Dieu, non pas aux limites, mais au centre, non pas dans la faiblesse, mais dans la force ; non pas à propos de la mort et de la faute, mais dans la vie et la bonté de l’homme ». Voyez les signes : Jésus guérit, relève les paralysés, purifie les lépreux, pardonne à ceux qui n’en peuvent plus sous le poids de leur péché. Dieu ne se découvre pas dans la faiblesse de l’homme, mais dans sa noblesse. La foi est un désir, une recherche, certes ; elle est surtout une inquiétude.
Non dans le sens péjoratif de ce terme, mais au sens de l’inquiétude de l’amoureux qui aspire toujours à la rencontre. La foi est une souffrance, comme l’amour. La foi demande toujours la conversion de notre faim tant il est vrai que, comme ceux qui ont peur, nous voulons amasser, nous rassurer, « manger », posséder, avoir.
Nous voudrions connaître Dieu comme on emmagasine un savoir qui devient vite lettre morte, comme une manne qui se converserait. Mais la manne est pour un jour seulement et la foi, comme l’amour, ne vit que de recommencer sans autre certitude que le désir de renouer avec l’être aimé et sans autre assurance que lui aussi nous cherche. Dieu ne se mange pas goulûment, il se fait désirer. Loin d’être passive, cette attitude du croyant est la seule œuvre que Dieu puisse exiger, car sans cette désappropriation fondamentale, nulle rencontre n’est possible.
Sur une rive, le pain des moissons terrestres qui comble l’estomac, apaise la faim et rassasie.
Sur l’autre, le pain du ciel qui creuse et donne toujours faim.
Là, le pain de consommation. Là-bas, la rive frémissante et inassouvie. Là où l’on vieillit et dépérit. Là-bas où les cœurs et les esprits changent et renaissent, où tout est à tout instant nouveauté.
Là, la rive de l’économique avec ses producteurs-consommateurs. Là-bas, la rive de la gratuité, celle des signes dont la seule utilisée est de dire : « avancez ! avancez vers le rendez-vous divin du donner et du recevoir ».
Pour comprendre quelque chose du pain du ciel et pour le savourer, il faut passer sur l’autre rive. Faire le déplacement. Accepter le dérangement. Impossible autrement d’aller au-devant de l’avenir de Dieu.
Passer de la rive où les pains se multiplient à la rive où le pain ne se multiplie pas parce que là est la divine plénitude.
On voudrait faire de Jésus un Dieu-boulanger, il s’enfuit. Le Dieu de la foi est toujours dans le silence et l’adoration, lorsque le visage transparaît par les traces de sa présence. Seul Dieu parle bien de Dieu et seul le Christ est « l’interprète » de Dieu : « ce que vous avez à faire, croire en celui qu’il a envoyé ».
Jésus s’en allait et invitait à le suivre. Nul ne pourra mettre la main sur Dieu.
Michel Teheux
4 août 2024